Aux prises avec des débats et des enjeux à la fois différents et similaires à ceux qui traversent le milieu des médias québécois, le milieu journalistique français est en quête d’une utilité à renouveler.
Avec la délégation québécoise de LOJIQ, j’ai été aux premières loges des discussions animées qui ont jalonné la 11e édition des Assises du journalisme et de l’information à Tours articulée autour du thème Le journalisme utile?
Que retenir? Déjà, qu’il est bon pour un métier qui prétend servir l’intérêt public de se questionner sur son utilité.
À qui sommes-nous utiles et comment? Sommes-nous des témoins critiques indépendants dont l’utilité est de rendre compte du monde tel qu’il est, avec ses travers et ses contradictions, pour permettre aux gens qui l’habitent d’en faire ce qu’il pourrait (ou devrait) être? Sommes-nous les relais utiles des pouvoirs en place qui cherchent à contrôler l’information pour décider, derrière des portes closes, ce que le monde deviendra? L’un ou l’autre, ou un peu des deux à la fois, peut-être?
L’information locale, maillon-clé d’une chaine fragile
Chose certaine, le premier et dernier maillon de la chaîne de valeur de l’information se situe au niveau local. C’est là que le rapport de proximité entre le journalisme et le public est le plus fort.
Dans le lien d’usage à recréer entre la presse locale et les communautés qu’elle dessert se trouve peut-être la clé d’un renouveau du rapport des médias à leurs audiences, et des publics à leurs médias, qui pourrait résoudre la fois la crise financière de l’information et la crise de confiance envers le journalisme. J’y reviendrai dans un prochain billet.
S’il est crucial de trouver le moyen de faire vivre l’information locale au niveau national, l’inverse est tout aussi vrai.
Revaolriser l’information locale
Il est impératif de réorganiser les canaux de production et de diffusion de l’information pour que l’actualité locale soit représentée et contextualisée au niveau national, de la même manière qu’il faut repenser le traitement de l’actualité nationale (et internationale, tant qu’on y est) pour que celle-ci reflète ou éclaire les enjeux et les défis que vivent les communautés locales.
Les processus éditoriaux qui hiérarchisent les informations parfois davantage en fonction de leur portée que de leur pertinence et la centralisation des ressources dans les salles de rédaction nationales sont les deux principaux écueils à contourner pour revaloriser — symboliquement comme monétairement — l’information locale.
Presbytie médiatique
Parce que c’est au niveau local que se vivent le plus concrètement les effets des décisions et des politiques publiques nationales (sans parler des conséquences de processus globaux comme les dérèglements climatiques ou la réorganisation néolibérale de l’industrie et du commerce mondial), les phénomènes et les réalités locales sont souvent le reflet le plus clair des causes et des conséquences des problèmes sociaux contemporains.
Suivre l’information locale avec un regard tourné vers le monde est le meilleur moyen de capter les signaux qui nous proviennent quotidiennement des communautés locales et qui nous renseignent sur l’état du monde. L’absence de l’information locale dans les médias nationaux, en dehors d’une couverture épisodique (et souvent « hystérisante » pour paraphraser François Erenwein de La Croix) des faits divers, est révélatrice de la presbytie médiatique de notre époque.
Du journalisme de terrain
Bien entendu, pour que l’information locale joue pleinement son rôle de témoin d’alarme sur le tableau de bord de notre conscience collective, il faut qu’elle soit suivie de près par des gens qui ont une connaissance et une compréhension fines du terrain, complexe et mouvant, que sont les localités de toutes tailles (métropoles, villes, quartiers, villages, etc.) où se joue l’avenir de notre village-monde.
Au plus les décisions éditoriales sur le traitement de l’information locale s’éloignent du terrain, au plus des distorsions sont appelées à s’introduire dans la couverture journalistique, minant ainsi à la fois la pertinence et la crédibilité du journalisme auprès des populations locales.
Les défis quotidiens
Sans parler des intérêts des propriétaires d’entreprises de presse qui dictent parfois des priorités éditoriales bien éloignées des préoccupations, des besoins ou des aspirations des communautés que leurs médias desservent.
Suivre au niveau local le tempo effréné de l’actualité nationale, initialement imposé par les chaines de télévision en continu et accéléré par l’immédiateté propulsée par les médias sociaux, est une mission aussi impossible qu’inutile. Comment observer, décrire et analyser les courants de fond et les forces profondes qui transforment nos territoires et nos vies, si on doit en permanence surfer sur la vague de l’actualité chaude qui, par définition, nous confine à la surface de l’océan des faits et des idées?
Le risque de sombrer dans un mimétisme qui frise l’insignifiance est réel pour les journalistes locaux qui se contentent de reproduire les codes imposés par les grands médias nationaux et de ne couvrir que les sujets de l’heure qui seront aussitôt oubliés, emportés par le tsunami de l’information.
Précaire indépendance
Aux menaces structurelles qui pèsent sur l’information locale s’ajoute une réalité économique qui fait que les médias nationaux confient généralement la responsabilité de suivre l’actualité locale à des journalistes pigistes, bien réseautés et connectés au niveau régional, mais mal payés et précaires.
Laissés à eux-mêmes, les journalistes doivent arbitrer seuls entre les intérêts parfois contradictoires des patrons de presse, de leurs sources et des publics à qui ils s’adressent.
« C’est du funambulisme », résume le correspondant pigiste Stéphane Frachet.
Du local au national : difficile aller-retour
Et si d’aventure les journalistes locaux parviennent à déterrer des histoires d’intérêt national, encore faut-il que ces sujets remontent la chaîne éditoriale pour être repris par les médias nationaux, trop souvent sans être attribués à la source originale. C’est entre autres pourquoi le média d’investigation locale Médiacités mise sur des partenariats avec des médias nationaux indépendants comme Médiapart pour diffuser les enquêtes au long cours produites par des journalistes indépendants, qui sont pour le coup payés à la hauteur de la valeur de leur travail.
L’affectation des ressources à la couverture locale étant trop souvent dictée par des arbitrages internes au sein des entreprises de presse qui dépêchent à grands frais des journalistes nationaux sur des sujets locaux dans des cas exceptionnels pour laisser le plus souvent les journalistes locaux travailler avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec pas grand-chose.
Dans la Presse quotidienne régionale (PQR) française — qui n’a pas d’équivalent au Québec où les marchés suffisent à peine à rentabiliser une presse régionale hebdomadaire –, les journaux s’appuient d’ailleurs sur une armée de correspondants locaux de presse (CLP), amateurs et quasi bénévoles, qui sont les antennes des médias locaux dans la vie communale. Les quelque 25 000 CLP – qu’on appellerait au Québec des « journalistes citoyens » — jouent un rôle crucial dans la collecte l’information, mais semble jouir d’un statut ambigu dans un système où le statut de journaliste est strictement réservé aux journalistes « encartés ». (On dénombre environ 35 000 journalistes professionnels en France, le ratio CLP/journalistes est donc pratiquement de 3 pour 4.)
Réinventer la forme sans oublier le fond
Si elle n’a pas d’équivalent québécois, la PQR fait face aux mêmes défis que la presse locale au Québec : changements démographiques, concurrence des médias sociaux, rapports avec les intérêts locaux (pouvoirs publics ou élites économiques), difficultés de monétisation des contenus d’information dans le contexte du virage numérique, etc.
Sans rien réinventer sur le fond, des éditeurs de la PQR expérimentent avec de nouvelles approches et de nouveaux formats pour traiter et décliner l’information dans l’espoir de susciter l’engagement de leur lectorat : du décryptage d’enjeux au reportage immersif en passant par les listes et les tops à la Buzzfeed, toutes les pistes sont explorées pour trouver de nouvelles façons de présenter l’actualité locale.
« Tous les ans, on est en train de réinventer quelque chose », explique Emmanuelle Pavillon, directrice départementale en Indre-et-Loire de La Nouvelle République. « On met le holà quand on considère que la forme ne sert pas le fond », précise de son côté Géraldine Baehr, rédactrice en chef déléguée de L’Union.
Voilà qui résume… les deux premiers ateliers auxquels j’ai assisté durant la première demi-journée des Assises! À lire prochainement : Du journalisme de solutions pour porter la plume à la plaie… et aider à la recoudre!