[Note : Initialement écrit en 2011 dans le cadre du concours de journalisme scientifique pour la bourse Fernand-Seguin, cet article demeure d’une actualité troublante.]
On connaît la chanson. La planète se réchauffe. Le niveau de la mer monte. La glace fond. Au temps où Bob Dylan chantait The Times They Are-A Changing (reprise en français par Hugues Aufray en 1965), des scientifiques s’affairaient déjà à développer des outils pour comprendre comment le monde allait changer. Un demi-siècle plus tard, les projections des climatologues nous le confirment : le monde et les temps changent.
Une science sans laboratoire
Directeur des études de 2e cycle en Sciences de l’atmosphère à l’Université du Québec à Montréal et fondateur du Centre étude et simulation du climat à l’échelle régionale, René Laprise étudie le climat depuis longtemps. Il tire de sa bibliothèque l’un des premiers rapports sur les modèles régionaux de climat qu’il a produit avec son équipe en 1994. «À l’époque, se souvient-il amusé, les gens l’avaient interprété n’importe comment».
Le chercheur a été l’un des auteurs principaux du 4e rapport d’évaluation du GIEC, le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat, paru en 2007. Il est l’un des évaluateurs pour le 5e rapport, à paraître en 2014, dont le premier rapport de travail a été rendu public à la fin septembre .
«C’est clair que c’est une sommité dans le domaine», assure Martin Deshaies-Jacques, physicien et mathématicien; en tant qu’étudiant au doctorat en Sciences de la Terre et de l’atmosphère de l’UQÀM, il est bien placé pour le savoir.
Il y a plusieurs années, Dominique Paquin travaillait avec l’équipe du professeur Laprise. Aujourd’hui, elle est spécialiste en simulation climatique chez Ouranos, un organisme fondé en 2001, voué à acquérir et à développer les connaissances sur les changements climatiques et leurs impacts.
Les modèles sur lesquels elle travaille visent à «étudier les changements climatiques et la conséquence de l’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère». Personne, dans ce petit monde de la physique de l’atmosphère, ne travaille en laboratoire.
«Dans beaucoup de sciences, convient le professeur Laprise, on fait des expériences en laboratoire». En climatologie, c’est impossible. La seule option pour expérimenter sur le climat reste la modélisation informatique. «On ne fait pas ça parce qu’on aime ça, on fait ça parce qu’il n’y a pas d’autre façon de procéder».
Pour décrire ce qu’est la modélisation, le terme simulation serait plus approprié. Un simulateur de vol simule le fonctionnement d’un avion. Un modèle de climat fait la même chose : «il simule par ordinateur le fonctionnement d’un système physique», explique le chercheur.
En l’absence d’un laboratoire réel dans lequel étudier le climat, le modèle fait office de laboratoire virtuel.
En bonne spécialiste, Dominique Paquin y va d’une définition plus technique. Le modèle «est une représentation numérique de tout le système climatique». Un programme d’ordinateur simule les échanges de matière et d’énergie entre l’atmosphère, l’océan et la surface terrestre. Il est programmé pour calculer et résoudre à intervalles réguliers un ensemble d’équations de physique élémentaire.
Élémentaire, mon cher Watson!Les équations de Navier-Stockes permettent à l’ordinateur de simuler les mouvements des masses d’air et d’eau qui caractérisent le système climatique : circulation des vents, courants marins, variation de la pression et de la température.«Les concepts physiques de base sont élémentaires, mais je ne suis pas sûr que les équations le soient!», lance Martin Deshaies-Jacques.Les lois sur l’état des gaz décrivent le comportement des gaz à effet de serre (GES) et autres aérosols dans l’atmosphère.Le principe de conservation de la masse se résume à la Loi de Lavoisier : «Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme».Le principe de conservation de la quantité de mouvement est équivalent au principe d’inertie de Newton : «Tout corps persévère dans l’état de repos ou de mouvement (…) dans lequel il se trouve, à moins que quelque force n’agisse sur lui, et ne le contraigne à changer d’état».
Des interactions complexes à simuler
Dans le système, reprend Dominique Paquin, «tout interagit avec tout, ce qui en fait la grande complexité».
L’atmosphère interagit avec les océans; les océans avec la terre, la terre avec l’atmosphère. La biosphère interagit avec le climat par le biais de divers processus biogéochimiques. Les activités humaines, en particulier l’agriculture, le transport et la production énergétique, ont l’effet direct d’émettre des GES dans l’atmosphère.
L’interaction entre les différentes composantes d’un modèle est appelée couplage :
Introduction aux modèles climatiques Source : GIEC (1997), Introduction aux modèles climatiques simples employés dans le deuxième Rapport d’évaluation du GIEC.
Tout commence dans l’atmosphère où se joue l’effet de serre, celui «qu’on veut étudier dans le cadre d’un changement climatique», signale René Laprise. Sans l’effet de serre naturel, la température à la surface de la terre, qui est de 17°C en moyenne, serait plutôt de -17°C.
Le changement climatique en cours résultera en une hausse de 3,5 à 7 degrés Celsius de cette température moyenne, causée par l’augmentation des concentrations de GES dans l’atmosphère.
«L’atmosphère et l’océan, poursuit le professeur, ont des courants qui transportent la chaleur, ainsi que le sel pour la mer et l’humidité pour l’atmosphère». Facteurs essentiels des dynamiques climatiques, l’atmosphère et l’océan font circuler la chaleur tout autour du globe. Par opposition, «les surfaces terrestres sont plus statiques, mais les phénomènes comme l’hydrologie, le drainage et le ruissellement, sont la branche qui relie terre et mer à la surface». Toutes ces relations au sein du système sont représentées dans le modèle climatique.
Mais quel chaos!
Le principe de l’effet papillon veut que le battement d’ailes d’un papillon puisse déclencher (ou empêcher) une tornade. Cette idée étrange est une métaphore qui illustre la nature chaotique du système climatique. Par exemple, le climat peut basculer rapidement et de manière imprévisible d’un état chaud à un état froid :
L’étrange papillon de Lorenz Source : Martin Beniston, L’effet papillon et le climat, www.climats.ch
«Quand on parle de climat, commente Martin Deshaies-Jacques, on parle de régimes d’équilibre dynamique à l’intérieur du chaos».
Un modèle cherche à reproduire les différents régimes d’équilibre qui caractérisent le système : cycles des saisons, courants aériens et océaniques. «Ce que les modèles climatiques veulent capter, ce sont ces régimes, qu’ils veulent arriver à caractériser, pour voir comment cette description générale va changer».
«On utilise le chaos, on profite de la nature chaotique du système», affirme René Laprise. On tire avantage du fait que le système «a une mémoire sélective et limitée dans le temps».
Les climatologues ont vérifié «la perte de mémoire, l’effet Alzheimer du système climatique : si on regarde la partie superficielle de l’océan et la surface des continents, au bout de cinq ans, on a complètement oublié d’où on vient». Le modèle n’a donc pas besoin des conditions initiales exactes pour réaliser une simulation.
«Tout ce dont un modèle a besoin pour fonctionner, confirme Dominique Paquin, c’est de la représentation réelle de la terre».
Pour initialiser le modèle, il faut entrer dans l’ordinateur de l’information tirée de bases de données nationales ou internationales : rayonnement solaire, concentrations de gaz à effet de serre, topographie, type de sol, type de végétation.
«On va lancer plusieurs simulations avec des conditions initiales réalistes, explique Martin Deshaies-Jacques. Il y a tout un appareillage pour déterminer les conditions initiales». Ce sont les méthodes d’initialisation d’ensemble.
Une fois la simulation lancée, le système tend naturellement vers l’équilibre : «C’est une question de conservation de l’énergie, rappelle le physicien. Ce qu’on veut faire avec un modèle, c’est de bien caractériser la nature de ce nouvel équilibre». Lorsque le modèle est initialisé et que le système est parvenu à l’équilibre, reprend Dominique Paquin, l’ordinateur va produire une projection de «plusieurs centaines de variables, toutes cohérentes entre elles».
Pour chaque point du globe représenté dans le modèle, on obtient un ensemble de caractéristiques climatiques très précises à différents moments dans le temps : température, humidité, vitesse et direction des vents, précipitations, quantité d’eau dans le sol, pression atmosphérique.
Le modèle climatique, bientôt en haute définition?
Le principe de la modélisation numérique est relativement simple. Si on bâtit un échafaudage autour du globe, comportant de 50 à 100 niveaux verticaux et couvrant en superficie 300 points de latitude (est-ouest) par 300 points de longitude (nord-sud), on obtient quelque chose comme ceci :
Une planète numérique, virtuelle, créée par ordinateur Source : ClimatObs.fr, Les modèles climatiques
L’illustration représente notre planète subdivisée en cases (ou mailles) à l’intérieur desquelles l’ordinateur simule les mouvements du climat. Cette cartographie informatique du système climatique mondial permet d’étudier son évolution dans l’espace et le temps.
«On peut distribuer les mailles à la grandeur du globe ou les mettre sur un domaine régional», précise René Laprise.
À l’échelle de l’Amérique du Nord, cela représente une maille d’environ 40 km, comparativement à une maille de 400 km à l’échelle du globe.
Il existait en 2011 une cinquantaine de modèles de climat. Environ la moitié des modèles représente le globe en entier, l’autre moitié des régions plus restreintes.
«L’intérêt d’avoir plusieurs modèles, c’est simplement de combler une partie de l’incertitude, indique Dominique Paquin. La meilleure réponse qu’on puisse avoir, c’est toujours de prendre le plus de modèles possibles et d’extraire l’information de tous les modèles, puis de faire une espèce de moyenne». C’est la technique des grands ensembles.
La modélisation régionale est «une technique relativement récente», souligne le professeur Laprise. Il y a vingt ans, le chercheur et son équipe étaient «parmi les premiers groupes à utiliser cette méthode».
On en comprend vite l’intérêt : avec une résolution dix fois plus élevée qu’un modèle mondial, un modèle régional «donne plus de détails et, on l’espère, de meilleurs résultats».
«Il y a une infinité de méthodes, autant qu’il y a de chercheurs, ajoute le professeur. Elles ont toutes des avantages et des inconvénients : plus elles sont précises, plus elles sont chères à calculer».
Même les ordinateurs les plus puissants ont une capacité limitée pour résoudre des milliers d’équations à toutes les cinq ou vingt minutes, selon les modèles. «Alors, c’est un compromis entre le coût et la précision de calcul».
Comme les systèmes informatiques qui les supportent, «les modèles sont en constante évolution, reprend Dominique Paquin. Les gens sont toujours en train de les améliorer, de trouver des paramétrages plus performants».
Le paramétrage, précise Martin Deshaies-Jacques, consiste à développer «des petits modèles, imbriqués dans le modèle, qui vont représenter les processus sous la maille. Des phénomènes plus petits ou à des échelles de temps différentes», comme la formation d’un nuage ou d’une goutte de pluie. Or, le paramétrage est loin d’être simple : «Il y a parfois plusieurs doctorats derrière une paramétrisation!».
Scénarios de changements climatiques
«On peut utiliser les modèles en deux modes, indique René Laprise : le mode rétrospectif, c’est regarder le passé; le mode prospectif, c’est regarder vers le futur. Ce qui nous intéresse, c’est le mode prospectif. Souvent, c’est le prochain siècle qui nous intéresse le plus».
À l’aide des modèles, on peut faire des projections de changements climatiques, selon les différents scénarios d’émissions de gaz à effet de serre, élaborés par le GIEC :
Changements climatiques et impacts projetés Source : GIEC (2007), Élaboration de nouveaux scénarios destinés à analyser les émissions, les changements climatiques, les incidences et les stratégies de parade.
Diverses simulations réalisées pour l’Amérique du Nord permettent d’envisager quelques-uns des impacts potentiels des changements climatiques dans les prochaines décennies.
«Les précipitations vont avoir un impact majeur, commente le professeur Laprise. Elles augmentent à certains endroits, elles diminuent à d’autres. Malheureusement, elles ont tendance à diminuer dans des régions déjà désertiques, comme le sud-ouest américain, où l’eau manque déjà. Au Canada, plus on va vers le nord, plus les précipitations augmentent; aux États-Unis, plus on va vers le sud, plus elles diminuent».
Ces changements dans les niveaux de précipitations auront notamment «des effets sur la végétation et sur les pratiques agricoles»
«Il y a beaucoup d’érosion le long du fleuve Saint-Laurent, de plus en plus à chaque année». Dans l’Est-du-Québec, des propriétaires riverains perdent littéralement du terrain. Les dommages à la route 132 se multiplient.
«Pour le siècle à venir, ce qui est plus important, poursuit le chercheur, c’est la fonte des glaces dans l’Arctique, qui aura un impact direct non négligeable sur les océans».
Or, souligne Dominique Paquin, «la réponse de l’océan est plus lente que celle de l’atmosphère». On observe en effet que les dynamiques de l’océan profond évoluent sur des centaines d’années de plus que celles de l’atmosphère.
«Le changement dans les extrêmes, termine le professeur Laprise, est un domaine de recherche intensif». À ce jour, complète Dominique Paquin, «les modèles ont tendance à être assez conservateurs. C’est exactement ce qu’on a vu avec la fonte de la glace dans l’Arctique, où tous les modèles montrent une fonte de la glace beaucoup plus lente que ce qu’on observe en réalité».
De l’information scientifique aux choix de société
Ces projections reposent sur des bases scientifiques sérieuses.
«Personne ne pense que le climat va arrêter de varier dans la prochaine décennie… à moins de vivre dans un autre monde», soupire le professeur Laprise. Le rôle de la science se limite à établir ce qui pourrait arriver «si on ne réduit pas les émissions de GES». Ce n’est pas aux scientifiques «de dire aux gouvernements ce qu’ils devraient faire». Leur travail, c’est de «donner l’information scientifique et d’augmenter la marge de confiance de leurs résultats». Il s’agit d’être «pertinent pour la prise de décision, pas prescriptif en suggérant une décision».