L’anarchisme: un humanisme critique, une utopie démocratique

PUBLIÉ ORIGINALEMENT LE 1 MARS 2007 DANS LA REVUE LE PANOPTIQUE

Dans la contestation grandissante de l’ordre capitaliste néolibéral émergent de nouvelles formes de luttes sociales. Cette résurgence de la contestation ramène à l’avant-scène dans les débats en théorie politique une longue tradition trop souvent marginalisée : l’anarchisme. Revendiquée par plusieurs groupes militants de la mouvance altermondialiste, cette philosophie politique révolutionnaire, distincte du marxisme, pose des questions radicales et propose des alternatives plus actuelles que jamais.

 Suffoquer pour l'AIR  (Gasping for AIR)
Tom Swift, Suffoquer pour l’AIR (Gasping for AIR), 2005
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Qu’est-ce que l’anarchisme?

«La vérité n’a jamais fait défaut aux hommes, mais souvent la bonne foi et le courage, pour la reconnaître et la suivre (1).»
– Pierre-Joseph Proudhon

Les définitions les plus courantes de l’anarchie renvoient à des notions de chaos politique et de désorganisation sociale qui ne sauraient en aucun cas rendre justice à l’anarchisme: «État de trouble (…) dû à l’absence d’autorité politique, à la carence de lois» (Le Petit Larousse, 1992: 64); «Désordre résultant d’une absence ou d’une carence d’autorité, et d’une absence de règles ou d’ordres précis.» (Le Robert Micro, 1994: 44) Ces conceptions, fortement imprégnées dans l’imaginaire social, entretiennent largement une perception aussi péjorative qu’erronée de l’anarchisme qui suffit à la plupart des gens pour le condamner et l’exclure entièrement des options politiques envisageables. Or, l’anarchisme est en réalité une philosophie sociale fondée sur des principes éthiques et sur des pratiques politiques dont on aurait énormément à apprendre.

Les trois principes fondateurs de l’anarchisme (2) sont la liberté, l’égalité et la solidarité, ce qui s’apparente aux termes du slogan libéral de la Révolution française de 1789. Cela dit, la différence majeure entre les libéraux et les anarchistes tient à l’interprétation de ces principes: pour les premiers, ils font office de profession de foi théorique, alors que les seconds y voient un engagement réel. Liberté, égalité et solidarité sont des valeurs formelles pour les libéraux et effectives pour les anarchistes, ce qu’ils partagent, du reste, avec les socialistes.

C’est d’ailleurs sur cette base que se formulent les principales critiques anarchistes du libéralisme. Ainsi, le système politique libéral – la démocratie représentative – où le peuple souverain délègue son pouvoir à l’État, par l’élection au suffrage universel d’un gouvernement, ne peut pas être compatible avec l’idée d’égalité en ceci qu’il y aura toujours inégalité entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés. D’ailleurs, l’universalité du droit de vote a beau mettre les citoyens sur un pied d’égalité au moment de choisir qui les dirigera, elle ne garantit en rien leur liberté effective de déterminer de manière autonome les orientations politiques de leur collectivité.

Le même type de raisonnement s’applique en matière d’économie. Comment un système économique fondé sur la propriété privée des moyens de production et sur l’exploitation de la force de travail pourrait-il prétendre au respect effectif de la liberté, de l’égalité et de la solidarité? En fait, le fonctionnement même du mode de production capitaliste est absolument contraire à ces trois principes. Par exemple, le contrôle du patron – propriétaire ou chef d’entreprise – sur le processus de production enlève aux employés toute liberté de choisir quoi produire, comment le faire et de quelle manière répartir le produit de leur travail collectif. Quant aux inégalités socioéconomiques inhérentes à l’organisation sociale capitaliste – et par ailleurs nécessaires au maintien du système économique –, elles sont une négation à la fois de l’égalité et de la solidarité.

Une critique radicale, critiquée à son tour

«La valorisation de l’égalité est souvent opposée à celle de la liberté. La position d’un auteur dans ce prétendu conflit égalité/liberté passe souvent, d’ailleurs, pour un bon révélateur de sa position en philosophie et en économie politique (3).»
– Amartya Sen

L’anarchisme considère que l’égalité et la liberté ne sont pas en opposition, mais qu’elles sont complémentaires et qu’elles sont intimement liées à la solidarité. Du point de vue anarchiste, «liberté et solidarité sont [des] termes identiques: la liberté ne rencontrant dans la liberté d’autrui non plus une limite… mais un auxiliaire(4)». L’anarchisme critique ainsi les communistes qui placent l’égalité au premier plan «pour créer l’égalité, vous détruisez la liberté, ce qui est la négation de l’égalité même(5)». Et ce reproche pourrait être formulé en termes inverses pour le libéralisme qui pose pour principe fondamental la liberté. En résumé, la philosophie anarchiste pourrait alors se formuler comme suit: égaux parce que libres, libres parce que égaux; solidaires dans la liberté comme dans l’égalité.

Au travers de ses valeurs, le mouvement anarchiste exprime fondamentalement «une critique radicale du système économique et politique(6)». Rien de surprenant alors à ce que l’on retrouve des anarchistes dans un grand nombre de groupes contestataires et révolutionnaires d’extrême gauche qui cherchent à «s’organiser sur un mode horizontal, égalitaire et consensuel(7)». Bien au-delà des principes, ce sont donc aussi et surtout des pratiques sociales radicalement alternatives qui sont mises de l’avant par l’anarchisme.

Le degré de radicalisme des positions anarchistes n’a d’égal que la radicalité et la véhémence des critiques qui lui sont adressées. On accuse volontiers les anarchistes d’utopisme: on leur demande avec cynisme comment ils peuvent «imaginer une organisation politique égalitaire et sans chef(s)(8)». Paradoxalement, les détracteurs de l’anarchisme ne cherchent pas vraiment à expliquer en quoi le fait de «fonctionner dans des systèmes politiques hiérarchiques et injustes(9)» serait plus réaliste ou plus justifiable. L’autre critique formulée fréquemment est celle de l’efficacité. Il est indéniable que la démocratie directe consensuelle que pratiquent les anarchistes est un mode de prise de décision qui peut être très long. Mais doit-on juger de l’efficacité d’un processus décisionnel sur la durée de la délibération ou sur la nature des décisions qui en ressortent?

Perspective historique sur l’action politique libertaire

«La pensée politique naît et s’incarne aussi dans la pratique et l’action politiques (10).»
– Francis Dupuis-Déri

L’émergence de la pensée anarchiste remonte aux débuts de l’ère industrielle en Europe, autour des XVIIIe et XIXe siècles. C’est durant cette période de transformations sociales profondes et rapides, accompagnées de revendications et de luttes sociales souvent très violentes, que s’articule clairement une philosophie libertaire, radicalement antiautoritaire, antihiérarchique et anticapitaliste. Cette pensée politique proprement anarchiste, dont l’assise principale se situe à l’intérieur du mouvement ouvrier naissant, se trouve rapidement confrontée à la montée en puissance d’une autre théorie: le marxisme. Marxisme et anarchisme puisent essentiellement dans les mêmes sources philosophiques leurs inspirations révolutionnaires, mais les stratégies politiques qu’ils proposent pour arriver à leurs fins sont opposées sur bien des points, notamment sur les formes d’organisation de la lutte à l’intérieur des syndicats et sur le rapport à l’État (11).

Au début du XXe siècle, le marxisme gagne du terrain dans le mouvement syndical, y marginalisant de plus en plus l’anarchisme. Alors que les anarchistes rejettent d’emblée toute participation à la politique institutionnelle, les principales tendances marxistes – révolutionnaires et réformistes – donnent naissance aux grands partis de gauche (communistes, socialistes) dans les pays occidentaux. Du côté soviétique, la politique radicale de Lénine contre le capitalisme passe par la répression brutale et l’élimination systématique de toutes les forces jugées antirévolutionnaires – soit tous les opposants à la ligne politique du parti bolchevique, dont notamment les anarchistes. L’épisode de la Guerre d’Espagne (1936-1939) porte également un dur coup au mouvement anarchiste. Ainsi, la première moitié du siècle est marquée par un recul majeur de l’anarchisme, tant en Occident que dans l’U.R.S.S. Puis, avec la mise sur pied de l’État providence dans la période de l’après-guerre et l’amélioration générale des conditions de vie qui en découle, la pertinence d’une contestation révolutionnaire de l’ordre social capitaliste semble de moins en moins forte.

Les années soixante sont néanmoins le théâtre de la résurgence de l’esprit contestataire dans les sociétés occidentales avec l’émergence de nouveaux mouvement sociaux, dont les principes et les pratiques s’inspirent plus ou moins consciemment de la philosophie anarchiste. Dès la seconde moitié du XXe siècle, les luttes sociales se diversifient et se multiplient: mouvements de libération nationale et de décolonisation, luttes pour les droits civiques, luttes anti-impérialiste et pacifistes, contestation de la technocratie internationale et du complexe militaro-industriel, mouvements écologistes, féministes, jeunesses, etc. Toutes ces luttes représentent autant de causes sociales qui s’articulent autour des valeurs libertaires et autant de nouveaux espaces politiques où peuvent s’incarner les principes et les pratiques anarchistes. À l’aube du XXIe siècle, c’est le mouvement alter mondialiste – avec, entre autres, les médias alternatifs et indépendants – qui représente l’un des canaux principaux de diffusion et de consolidation de la pensée libertaire. Et bien que l’anarchisme demeure fondamentalement une philosophie politique révolutionnaire et radicale, ses principes et ses pratiques peuvent être vécus au quotidien. Nul besoin d’attendre le Grand soir, ni les Lendemains qui chantent pour mettre de l’avant le projet anarchiste qui reste avant tout un humanisme critique, au sens optimiste et progressiste du terme.

L’utopie démocratique: un monde meilleur à portée de la main

«Le monde est beau, et hors de lui, point de salut (12).»
– Albert Camus

Les penseurs néolibéraux ne croient plus en rien d’autre qu’en la réalité présente et semblent incapables de concevoir qu’il existe dans cette réalité un germe d’idéal pour l’avenir. Cette vision fataliste, selon laquelle il n’existe pas d’autre solution que d’accepter la fin de l’histoire, nous condamne à rester éternellement «ce que nous sommes». Les théoriciens marxistes dogmatiques prétendent pour leur part connaître la voie royalele sentier lumineux vers le meilleur des mondes. Cette utopie totalitaire, selon laquelle il n’existe qu’une solution absolue, nous condamne à devenir «ce que nous nous devons d’être».

Pour l’anarchisme, il ne s’agit pas de promettre l’atteinte d’un idéal absolu, figé et complètement détaché du réel, ni de se contenter du réel, mais plutôt de rechercher à l’intérieur même du réel un potentiel idéal pour un monde meilleur. Tendre vers un idéal imparfait, fluctuant et librement inspiré de ce qui est beau et bon dans la réalité, et chercher à devenir «ce que nous pouvons être»: voilà, en définitive, l’utopie démocratique anarchiste(13).

Notes

(1) Pierre-Joseph Proudhon. Œuvres Choisies. Paris, Gallimard, 1967, p. 58.
(2) Précisons ici que l’anarchisme dont il est question dans cet article est celui que l’on peut rattacher à la tradition classique, inspirée notamment par Godwin, Proudhon, Bakounine et Kropotkine. Ce courant de pensée qui s’inscrit dans le cadre d’une critique des institutions sociales et politiques libérales – plus spécifiquement, l’État et la propriété privée – ne doit pas être confondu avec la tradition individualiste, développée par des penseurs comme Stirner et Tucker, qui défend la propriété privée et ne s’oppose à l’État que dans la mesure où celui-ci contribue à limiter l’étendue des libertés individuelles. Pour de plus amples distinctions entre ces deux tendances, voir «Anarchisme», dans Monique CANTO-SPERBER (dir.). Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale – Volume I. Paris, PUF, 2004, pages 66 à 71.
(3) Amartya K. Sen. Repenser l’inégalité. Paris, Seuil, 2000, p. 43.
(4) Pierre-Joseph Proudhon. Op. cit. p. 282.
(5) ibid. p. 57.
(6) Francis Dupuis-Déri. «Penser l’action directe des Black Blocs». Dans Politix, vol. 15, no 68, 2004. p. 80.
(7) ibid.
(8) Francis Dupuis-Déri. « »Un autre monde est possible ». Il existe déjà!». Dans Horizon philosophiques, printemps 2005. p. 73.
(9) ibid.
(10) ibid. p. 66.
(11) C’est d’ailleurs principalement sur cette question du rapport à l’État que les divergences entre les socialistes anarchistes et marxistes sont les plus marquées. Les premiers rejettent catégoriquement l’État qui leur apparaît comme une forme d’autorité illégitime dont l’une des principales fonctions est de maintenir l’ordre social capitaliste, notamment par le biais de la protection de la propriété privée. Les seconds voient en l’État un moyen de mettre en œuvre la révolution socialiste: dans les cas les plus extrêmes, l’État prend alors des dimensions totalitaires, autocratiques et arbitraires (l’expérience soviétique en est un bon exemple), dans d’autres l’instauration du socialisme passe par des processus plus démocratiques (comme ce fut le cas durant le règne de l’Unité populaire au Chili de 1970 à 1973).
(12) Albert Camus. Noces suivi de L’été. Paris, Gallimard, 1959, p. 70.
(13) Ces réflexions sur l’utopie sont inspirées de discussions autour du thème d’une thèse de doctorat en développement régional présentée à l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) en mars 2003: Marcel Méthot, Le développement local au risque de l’utopie: vers une interprétation des enjeux du développement local au 21e siècle. Rimouski, UQAR, 2003, 380 pages.