Topoétique des possibles

À vrai dire, voyager c’est s’arrêter. C’est se questionner. Et trouver en soi, si possible, ou ailleurs le plus souvent, les réponses qui rapportent du voyage plus et mieux que le simple passage d’un endroit à l’autre. Une mémoire de ce qui est, bien plus qu’une image de ce qui n’existe qu’en rêveries.

Pierre Perrault, Le mal du Nord

Possibles(s) (pré)liminaire(s)

Ici le territoire récite de mémoire
le temps passé par là
terroir de l’Histoire enfouie
dans le sol sous nos pieds
sous nos yeux le paysage
souffle à l’oreille de l’espace
l’esprit des lieux

(Géo)topo (éco)poétique

Loin d’être une impasse, le cul-de-sac où nous nous donnons rendez-vous, à l’angle de rues Henri-Julien et du Laos, s’avère plutôt être un passage obligé sur le chemin de la toponymie.

Mais que vient faire le Laos en plein Mile End? L’odonymie a ses raisons : « la dénomination de cette voie de communication souligne la présence dans le secteur d’une forte concentration de membres de la communauté laotienne », nous instruit la Commission de la toponymie du Québec. Que voici un lieu dont le nom parle d’immigration venue de lointains pays.

Quant à Henri Julien, les dessins de l’illustre illustrateur canadien-français sont peut-être plus connus que son nom. Voyez ces jeunes bûcherons de la chasse-galerie dans leur canot volant. Voyez la silhouette du vieux patriote de 1837, la pipe aux lèvres et le mousquet à la main. Que voilà un endroit qui évoque, par association toponymique, l’histoire damnée d’une colonie française d’Amérique.

On le voit, la toponymie en dit beaucoup. Quid de la topographie, de la topologie?

Si l’on remontait à la source du courant qui passe le long du fil qui pend aux poteaux électriques hérissant le quartier, arriverait-on à situer les barrages du Nord harnachant la Eastmain, la Manicouagan ou, plus près de nous, la rivière-des-Prairies?

Nous voici donc à cheval sur la ligne de partage des eaux d’une île qui, semble-t-il, ne connaît plus ni ses bassins versants ni ses points cardinaux; aux confins du plateau qui descend entre fleuve et rivière de la montagne éponyme d’une ville ignorant son odonymie ancestrale. Tiohtià:ke, là où le groupe se scinde, emprunte des chemins différents.

À l’horizon quadrillé des lignes lot, une verticalité arbitraire s’impose au regard. Devant nous, une clôture Frost barre le passage à niveau du chemin de fer de la Canadian Pacific Railway qui balafre ce pays ad mare usque ad mare. Cette cicatrice urbaine mal refermée coupe le Mile End de la fin de son mile, comme ce vieux mur en pierres grises de carrières oubliées sépare un rez-de-chaussée d’un rez-de-jardin, comme un trottoir délimite la frontière entre la rue et le sentier. 

Espace public, espace privé; emprise aménagée, terrain vague : voici une langue que ne parle pas le mycorhize, des distinctions dont se moquent l’édaphon, le biotope.

S’il avait voix au chapitre, que raconterait donc le sol? Quelle topogenèse s’écrit dans ce lieu-dit?

À l’échelle locale dans l’arrondissement Plateau-Mont-Royal,  le lieu est périphérique:  le Champ des Possibles (CDP), voisin du cloître des Carmélites (1896, classé monument historique en 2006) se trouve entre les quartiers habités et la zone industrielle bordant la voie ferrée. La désindustrialisation du secteur n’avait pas encore produit de «développement» de requalification ici. Le «renouveau» était une naturalisation spontanée par cet extraordinaire bureau d’architectes paysagistes: la biodiversité et ses processus de colonisation! C’est tout à fait à l’image des usages non-programmés des lieux par les humains: ces derniers n’ont pas eu besoin d’un Service des loisirs…

Roger Latour, La haie dans le bocage urbain

À bon entendeur, le paysage est un livre ouvert. Il parle à qui veut écouter la topophonie. Entre bruit et signal, peut-on transposer à l’oreille l’écologie sonore qui compose la trame acoustique de l’environnement : la corneille criaille passant par ici, par là le vent sifflant dans les cimes d’arbres anonymes; tout près, les pas, les voix des passant, au loin, une sirène rappelant l’urgence de l’instant à conjuguer entre présent, passé et futur.

When you enter an environment where there are birds, insects or animals, they are listening to you completely. You are received. Your presence may be the difference between life and death for creatures of the environment. Listening is survival!

Pauline Oliveros, Deep listening, cité par Jenny Odell dans How to do nothing

Dans ce moment suspendu comme un grain de sable dans le col du sablier, comme un flocon de neige sur le point de toucher terre, nous nous rassemblons pour aller à la rencontre du territoire vivant, le temps d’un jeu de piste poétique sur les traces de la faune furtive dans les broussailles, d’un flânage attentif parmi la flore en friche.

Poéti-X

Quelque pas plus loin, les lignes de désir des chemins se croisent en un « X ». C’est peut-être un signe de piste sur la carte de notre chasse au trésor poétique, de notre cueillette de poésie.

Le présent monte et descend comme une aiguille de machine à coudre, souffle Monique Juteau depuis un autre espace-temps. Elle évoque le souvenir présent de couturières brodées à la même nécessité.

In the body of the present lies the body of the past, répond Paisley Rekda, dont le vidéo-poème West : A Translation rend hommage aux ouvriers chinois du rail, sacrifiés à la nécessité de la ruée vers l’Ouest. We do not ride on the railroad, the railroad rides on us.

Dans la lente marche vers la civilisation, qui n’est souvent rien d’autre qu’une longue migration de la misère de génération en génération, les travailleurs essentiels d’hier sont les oubliés d’aujourd’hui. On n’arrête pas le progrès…

Histoire(s) des lieux 

D’une révolution industrielle à l’autre, les aiguillages de l’Histoire orientent le cours des choses.

L’historien local, Yves Desjardins, résume la valse du temps dans ce recoin de ville qui aura été tour à tour une terre de carrières, puis un dépotoir, une cour ferroviaire bordée de cours à bois et à charbon, à ferraille et à volaille, un important secteur industriel dominé par des « mégastructures » modernes, manufactures de prêt-à-porter.

Au début des années 1980, cette industrie est toujours la première à Montréal en termes de nombre d’emplois. Mais la mondialisation va provoquer un déclin extrêmement rapide : plus de 30 000 emplois y disparaissent entre 1981 et 2006. Les manufactures de vêtements ferment leurs portes les unes après les autres et les propriétaires se retrouvent avec de grands locaux vides. Ils les louent alors à bon prix à des artistes qui y installent leurs ateliers et leurs studios dans de vastes espaces lumineux. Le reste est connu : tout le secteur redevient désirable.

Mémoire du Mile End, 1964-1973 : La naissance des mégastructures

Et la roue spéculative tourne. Industrialisation, désindustrialisation, gentrification. Les propriétaires fonciers et gens d’affaires de tout acabit ont toujours eu le nez pour flairer la bonne affaire. Après avoir tout misé sur la pierre et l’acier, sur les chevaux-vapeur de la monarchie ferroviaire, ils ont rapidement changé leur fusil d’épaule pour embrasser la brique, le béton et l’asphalte, les camions de l’État pétrolier.

Ah! S’ils pouvaient parler, les vénérables peupliers qui ont poussé à l’ombre des sweatshops en auraient certainement long à dire sur les décennies d’entre les siècles, sur l’exploitation et l’accaparement de la valeur de la terre, comme de celle du travail.

Tandis qu’on continue de gruger notre territoire pour faire place à davantage de condos, de terrains de golf, de mines et de pipelines, et à d’autres formes de développement capitaliste, les habitats des animaux rapetissent – notamment en raison des développements qui menaçent et contaminent nos aquifères, affectant les poissons et l’eau potable. Cela ne s’arrêtera jamais. Sauf si nous agissons. Mais il est important de comprendre que nos actions et nos décisions sont interreliées.

Katsi’Tsakwas Ellen Gabriel, Quand tombent les épines de pin

À la limite

De retour dans la liminalité du présent, nous mettons un pied dans dans l’allée terrassée, l’autre sur le sentier de terre battue.

D’un côté, l’entrée de parking d’un immeuble (post)industriel; de l’autre, la sortie d’un parc (sur?)naturel.

Dans ce paysage humanisé, on longe un mur aveugle couvert de graffitis jusqu’au pied d’une immense murale. Voilà de l’art urbain. Entre les taillis d’arbrisseaux, attachés aux  troncs et aux branches, on aperçoit des tissus et des ficelles. Voici du land art.

Tisser des liens

En quelques enjambées, nous arrivons dans une clairière.

Mais, au fait, qu’est-ce qu’une clairière?

Dans le le jargon technique du textile, on parle du défaut de fabrication d’un tissu présentant, en un point précis, une faible tissure. Encore faut-il savoir que la tissure est la liaison entre les fils de chaîne et les fils de trame qui, sur le métier, s’entrecroisent pour former un tissage : warp and weft, chaîne et trame; la largeur dans un sens, dans l’autre la longueur.

Par analogie, peut-on voir dans cette clairière une faiblesse dans le tissu urbain et social, dans la grande toile de la vie? Ici un passage interdit, là une zone sous vidéo-surveillance. Le monde se découd à vue d’œil. À nous de renouer les liens, de long en large et en travers, un poème à la fois.

Rien de tel que la poésie pour repriser l’étoffe du réel, pour rendre compte de l’expérience sensible du monde. Au-delà du spectacle de l’événement, Maude Smith Gagnon nous ramène, par correspondance poétique, au théâtre du lieu.

Les nuages se déplacent lentement. Pas de maisons, pas d’arbres. Juste, à ma droite, un bâtiment long et son ombre qui s’étend sur la neige brune. Elle parle d’un autre jour d’huy, comme elle observe un avant-ailleurs qui résonne pourtant dans l’ici-maintenant : Il y a 20 ans, les gisements de la mine se sont épuisés. On a tout démoli. Quelques structures d’acier résistent encore. Un chemin de fer. Et, plus loin encore, mais toujours au plus près des mots : Une rumeur confuse s’élève dans la clairière. Peu à peu quelques éclats discordants s’en détachent. Des cris d’outardes.

Si une hirondelle ne fait pas le printemps, la migration des bernaches indique immanquablement la fin de l’hiver. Et peut-être qu’une clairière est simplement une clairière, après tout.

Suite et fin (du monde?)

Que trouve-t-on au bout du chemin? Une oasis de promesses en plein cœur d’une métropole à réinventer.

In his book, The Anesthetics of Architecture, Neil Leach states: ‘The modern metropolitan individual has to develop a defense mechanism against the over stimulation of mental life in the city… We under react to form a defensive cocoon’. Alongside their usual functions, in an urban setting our senses operate as protection mechanisms to subconsciously filter out our immediate surroundings. This editing gradually results in a numbing of the senses, a degree of detachment as we tune out of our immediate physical environment, and a general reduction in civic engagement.

Le Champ des Possibles’ wild space provides visitors with an opportunity to reopen their senses of perception. It addresses a fundamental human need to reconnect to natural phenomena and cycles. The freedom found in wild spaces such as these plays an important role in the cultural vibrancy of a neighbourhood. The project was founded on the conviction that recuperation, revitalization and creative expression are essential to individual well-being and to the improvement of the wider urban environment.

Owen McSwiney and Emily Rose Michaud, Le Champ des Possibles – The Field of Possibilities, tiré de Matt Ratto, Megan Boler DIY Citizenship: Critical Making and Social Media

À la fin, que restera-t-il? Des ruines mortifères ou des monuments à la gloire du vivant? Et qui aura le dernier mot? La nature ou la ville?